Les plus anciennes traces d’occupation humaine datées au Plateau Central Iranien
Le site préhistorique de Qaleh Kurd, en Iran, a livré un riche assemblage de pierres taillées, d’ossements de grands mammifères et une dent humaine. Il couvre une chronologie entre 452 000 et 165 000 ans. L’étude publiée dans la revue Journal of Paleolithic Archaeology repousse de 300 000 ans les premières preuves d’occupation humaine datées de la région. Entretien avec Gilles Berillon, paléoanthropologue et codirecteur français des recherches.
Pourquoi vous êtes-vous intéressés à cette région, et plus particulièrement au Plateau Central Iranien ?
Depuis des décennies, il y a eu beaucoup de découvertes du Levant à l’Asie centrale. Les fouilles archéologiques ont montré que, depuis plusieurs centaines de milliers d’années, diverses espèces humaines ont occupé les régions du Proche et du Moyen-Orient ainsi que celle du Caucase jusqu’à l’Asie de l’Est.
Le Plateau Central Iranien est situé au croisement de cette zone riche en sites préhistoriques. Les chaînes du Zagros et de l’Alborz, qui se trouvent à l’Ouest et au Nord de l’Iran, ont d’ailleurs livré de nombreux vestiges collectés lors des fouilles ou bien à l'occasion de prospections.
Au cours des trente dernières années, des équipes de recherche, notamment iraniennes, ont travaillé sur le Plateau Central Iranien, en Alborz et au Zagros. Elles se sont structurées lors des années 2000 pour mener des fouilles. C’est dans cette dynamique que les travaux du Programme Paléoanthropologique Franco-Iranien ont débuté.
Les prospections ont pris forme en 2004. Elles se sont soldées en 2005 par la découverte et la fouille du site archéologique de Garm Roud (dans la province de Mazandaran), par notre équipe pluridisciplinaire en collaboration alors avec l’Université de Téhéran. Daté d’environ 33 000 ans, ce site a livré les vestiges d’une courte halte de chasse en bord de rivière au Paléolithique supérieur.
À Mirak, une localité paléolithique située dans le Nord du Plateau Central Iranien et connue depuis plusieurs décennies des archéologues iraniens, nos travaux ont débuté avec l’Université Tarbiat Modares en 2015. Nos fouilles ont mis au jour trois assemblages de pierres taillées que nous avons datés entre 50 et 28 000 ans. Ils étaient préservés sous une dune fossilisée. Le plus superficiel est du Paléolithique supérieur et le plus profond, est du Paléolithique moyen. Celui du milieu présente des caractères des deux cultures, original dans la région.
Comme nous, la plupart des équipes découvraient des vestiges qui, lorsqu’ils ont pu être datés, ne remontaient pas au-delà de 80 000 ans. Ces assemblages sont généralement associés aux Néandertaliens ou aux Homo sapiens. Seule la grotte de Darband, dans l’Alborz, fouillée au début des années 2010 livrait des vestiges in situ vraisemblablement de périodes plus anciennes, de la fin du Pléistocène moyen.
Par ailleurs, un certain nombre de galets taillés (des choppers), et de rares bifaces rapportées à des cultures potentiellement plus anciennes, ont été collectés dans diverses régions du Plateau Central Iranien et des alentours. Ce sont également des indices qui soutiennent l’idée que des humains ont occupé la région depuis plusieurs centaines de milliers d’années. Mais ces éléments ont été découverts hors contexte, ce qui contraint beaucoup les conclusions.
Quelles sont les particularités de la grotte de Qaleh Kurd (Qazvin) ?
La cavité de Qaleh Kurd était connue initialement pour ses merveilles spéléologiques et l’intérêt paléoclimatique de ses spéléothèmes1. Dans les années 2010, une étude a été menée par les archéologues iraniens sur ce site. Elle décrivait des pierres taillées du Paléolithique moyen collectées dans la cavité, à la surface du sol. Le site avait vraisemblablement été abîmé par des fouilles illégales qui avaient ménagé quatre grands trous creusés dans le sol, il y a une quarantaine d’années.
Mon collègue Hamed Vahdati Nasab et les membres de son équipe iranienne a ensuite été contacté pour une expertise par les services de l’Héritage culturel iranien. Nous les avons rejoints en juillet 2018 et avons constaté, sur les bords de ces trous illégaux, que des artefacts en pierre taillée et des ossements d’animaux était préservés dans une séquence sédimentaire de plus de 2 m d’épaisseur.
L’intérêt d’y mener des fouilles était évident et double : un intérêt scientifique pour nous, préhistoriens, et un intérêt de préservation du site. Après avoir sollicité une autorisation de fouille conjointe, de manière méthodique, à la fin du mois d’août 2018, nous avons commencé à élargir les trous pour les régulariser et avoir une idée de ce que le sédiment contenait.
Les fouilles ont été reconduites en 2019. Nous avons ainsi pu fouiller deux tranchées principales, jusqu’à 1,80 m de profondeur pour la première et 2,50 m pour la seconde, et une surface totale de 11 m².
- 1Ce sont des formations produites par l’écoulement de l’eau dans les grottes, comme les stalagmites.
Pour finir, Qaleh Kurd s’avère être un site archéologique très riche, livrant des milliers d’artefacts lithiques, de fragments d’os et de dents de grands mammifères, notamment du cheval et une dent humaine collectée in situ. Ces vestiges sont organisés en six dépôts archéologiques au moins. On peut les lire comme de longues périodes de présence humaine dans la grotte, intercalées de périodes d’absence.
Que nous disent ces preuves d'occupation humaine et en quoi cette découverte est-elle importante ?
Ces vestiges sont en eux-mêmes importants, par leur nature, leur richesse et l’information qu’ils apportent sur les préhistoriques.
Les études des paléontologues et archéozoologues de l’équipe ont mis en évidence de très nombreuses traces d’origine humaine sur ces vestiges, comme des marques de percussions et de découpes, preuves d’une intense activité de boucherie. Par ailleurs, les dimensions des dents de cheval, relativement grandes, plaident pour des âges anciens. Cette densité de restes très anciens montre que les humains se sont succédés sur ce site pendant de longues périodes. Ce sont leurs déchets que nous fouillons.
S’agissant des pierres taillées, les préhistoriens de l’équipe ont montré l'emploi de la technique de débitage Levallois et une grande variabilité de l’assemblage d’un dépôt à l’autre. Pour les dépôts supérieurs, associés à la dent humaine, ils ont mis en évidence des caractéristiques connues dans le Paléolithique moyen ancien du Levant (environ 250 000 ans), ce qui est cohérent avec les dates obtenues.
Cette petite dent de lait humaine a été retrouvée à 1,10 m de profondeur. C’est le seul reste humain trouvé en place, in situ. Il s’agit d’une première molaire. Elle possède deux grosses caries. La racine était presque résorbée ; elle a pu donc tomber naturellement.
Son étude nous a indiqué qu’elle a été longtemps fonctionnelle : l’émail était usé et la dentine (la deuxième couche de tissu dentaire) apparente sur presque toute la surface masticatrice de la dent. À l’heure actuelle, ses dimensions et son état de conservation ne nous permettent pas de l’attribuer à une espèce en particulier.
Ces vestiges sont donc en eux-mêmes importants, par leur nature, leur richesse et l’information qu’ils apportent sur les préhistoriques. Il fallait également les caler dans la chronologie de la préhistoire et les mettre en perspective. C’est ainsi qu’en parallèle des autres analyses, pour les dater, nous avons échantillonné quelques dents et morceaux de charbon en vue d’une première datation au Carbone 14, tout au long de la stratigraphie décrite par les géologues de l’équipe. Les analyses ont montré que ces restes avait un âge qui dépassait la limite de la méthode, soit au-delà de 45 000 ans. Autrement dit, les restes étaient encore plus anciens.
Les spécialistes géochronologues de l’équipe ont également analysé ces dents de cheval par une autre méthode qui combine la résonance de spin électronique (ESR) et les séries de l’uranium. C’est ainsi que les dépôts ont été datés entre 452 000 et 165 000 ans repoussant de plus de 300 000 ans les premières preuves d'occupation humaine datées de la région et donnant ainsi une perspective inédite à nos découvertes.
Pour le moment, on ne connaît pas les espèces humaines qui ont habité cette cavité. Mais compte tenu de la chronologie du site, de ses 300 000 ans d’occupation humaine, des caractéristiques des assemblages lithiques successifs, il est raisonnable de penser qu'elle a pu être fréquentée par plusieurs espèces au moins successivement : des Homo sapiens, des Néandertaliens ou encore des Dénisoviens et des humains archaïques. Des espèces qui sont connus ailleurs, du Levant à l’Asie, pour cette fourchette chronologique.
Il reste beaucoup à faire et les fouilles se poursuivent à Qaleh Kurd ainsi que dans d’autres sites, afin de mieux comprendre cette préhistoire ancienne du Plateau Central Iranien.
Cette étude à Qaleh Kurd est le fruit de la collaboration entre l’Université Tarbiat Modares, à Téhéran, et l’Unité Mixte de Recherche 7194 – Histoire naturelle de l’Homme Préhistorique et d’autres partenaires iraniens et français. Elle prend forme à travers le Programme paléoanthropologique franco-iranien. Il implique également de jeunes chercheuses et chercheurs ainsi que des spécialistes divers : archéologues, préhistoriens, géologues, géochronologues, paléontologues, archéozoologues et paléoanthropologues.
Entretien avec
Gilles Berillon
Paléoanthropologue au CNRS et au Muséum (Histoire naturelle de l’Homme Préhistorique - UMR 7194)
Date
Article rédigé en juin 2024.
Références scientifiques
Vahdati Nasab, H., Berillon, G., Hashemi, S.M. et al. Qaleh Kurd Cave (Qazvin, Iran): Oldest Evidence of Middle Pleistocene Hominin Occupations and a Human Deciduous Tooth in the Iranian Central Plateau. J Paleo Arch 7, 16 (2024). DOI : https://doi.org/10.1007/s41982-024-00180-4