Les plus vieilles empreintes fossiles d’Homo sapiens en Afrique du Nord
Une étude publiée dans la revue Scientific Reports date du Pléistocène supérieur plus de 80 empreintes de pas fossiles découvertes au Maroc. Ce sont les plus anciennes traces connues d’Homo sapiens en Afrique du Nord. On en parle dans cet entretien avec Jérémy Duveau, paléoanthropologue.
En 2022, plus de 80 empreintes de pieds fossiles ont été retrouvées sur la plage de Larache, au Maroc. Les recherches dirigées par le géomorphologue Mouncef Sedrati (Université Bretagne-Sud), ont permis de dater de 90 000 ans ces traces laissées par un groupe d’Homo sapiens. Cette découverte est unique : aucune empreinte aussi ancienne n’a été découverte dans la région jusqu’à présent.
Quelles découvertes majeures sur l’évolution humaine ont eu lieu dans cette région du monde ?
Bien que l'Afrique du Nord soit moins médiatisée que l'Afrique de l'Est ou l'Afrique du Sud, cette région est importante pour l'évolution humaine. Elle est occupée par des hominines, représentants de ce qu'on appelle communément la « lignée humaine », depuis 2,4 millions d'années. À cette période, les hominines sont uniquement connus en Afrique.
Plusieurs dizaines de sites ont été découverts en Afrique du Nord depuis le début du 20e siècle. Ces sites ont livré un matériel très divers incluant notamment des restes squelettiques d'hominines. Le site le plus connu est probablement le site marocain de Djebel Irhoud où ont été trouvés, entre autres, des restes crâniens datant de 315 000 ans qui documentent les premières étapes de l'évolution de notre espèce, Homo sapiens.
Des restes fossiles encore plus vieux que ceux de Djebel Irhoud, comme ceux de Salé au Maroc ou de Tighennif en Algérie, ont également été découverts par le passé et appartenaient à des Homo heidelbergensis ou Homo rhodesiensis. Hormis les restes fossiles, l'Afrique du Nord a livré un matériel archéologique très abondant et diversifié : de riches industries lithiques, des éléments de parures, des restes d'animaux consommés et exploités, des foyers…
Malgré cette grande richesse, la datation des différents sites nord africains n'est pas toujours précise. D'une part, une grande partie des sites ont été découverts il y a plusieurs décennies, les méthodes utilisées n'étaient alors pas aussi précises que les méthodes de datations actuelles. D'autre part, la géologie de certains sites est relativement complexe. Pour pallier ce contexte chronologique lacunaire, des géochronologues mettent en place de plus en plus d'études visant à mieux dater ces sites à partir des méthodes les plus récentes, ce qui permet d'avoir une meilleure vision de l'histoire humaine en Afrique du Nord.
Même si des restes squelettiques ou des artéfacts archéologiques ont été découverts en Afrique du Nord, aucune empreinte de pied fossile n'avait été découverte dans cette région à l'exception de traces « récentes » datant de 9 000 ans. Les empreintes de pieds récemment découvertes à Larache et datées à 90 000 ans sont donc une découverte unique qui pourrait apporter des informations complémentaires de celles obtenues par des restes squelettiques ou des artéfacts archéologiques pour mieux comprendre l'évolution de notre espèce.
Des empreintes de pieds sont également connues ailleurs en Afrique, comme en Afrique du Sud, au Kenya, en Éthiopie mais aussi en Tanzanie, pays où ont été découvertes les pistes de Laetoli vieilles de 3,7 millions d'années et qui représentent la preuve directe la plus ancienne d'une bipédie chez les hominines.
Comment les empreintes du site de Larache ont-elles fossilisés ?
C'est en 2022 que 85 empreintes de pieds ont été découvertes sur la côte nord-est du Maroc, à quelques kilomètres au sud-est du village de Larache. Cette découverte a été réalisée de façon fortuite dans le cadre d'une mission géologique étudiant l'origine et la dynamique des blocs rocheux sur le littoral marocain. Les 85 empreintes de pieds découvertes se situent au sein de deux surfaces sableuses et se répartissent sur plus de 2 800 m².
Elles ont été datées à 90 000 ans par luminescence stimulée optiquement, méthode appelée OSL (pour Optical Stimulated Luminescence dating). Cette technique permet de dater la dernière fois que des minéraux ont été exposés au soleil. Cette dernière exposition est temporellement très proche de la réalisation des empreintes qui doivent être rapidement recouvertes de sédiments pour ne pas être endommagées et détruites. La datation à 90 000 ans obtenue par OSL est par ailleurs cohérente avec les caractéristiques géologiques du site.
La conservation d'empreintes aussi vieilles, ce que l'on peut appeler « fossilisation », est un phénomène exceptionnel nécessitant plusieurs conditions. Tout d'abord, il a fallu que le sédiment soit suffisamment meuble pour que l'empreinte se forme. Ce sédiment a ensuite été soumis à un processus de cimentation au cours duquel il s'est induré favorisant la conservation des empreintes. Puis, les empreintes ont été recouvertes de sable apporté par le vent ce qui a permis de les protéger au cours du temps.
Même dans le cas où ces différents processus ont lieu suffisamment rapidement après la formation des empreintes, celles-ci peuvent quand même être endommagées ou détruites par l'érosion progressive du vent et de la marée ou par l'action d'agents biologiques (humains et non humains).
Par leur localisation, les empreintes de Larache sont partiellement protégées de l'érosion du vent et de la marée. En effet, elles sont entourées par une falaise et plusieurs blocs rocheux servant de boucliers contre ces agents climatiques.
Qu’est-ce que ces traces nous apprennent sur le groupe d’individus qui les ont laissés ?
Bien que les empreintes de pieds se répartissent au sein de deux surfaces sableuses, celle-ci sont temporellement très proches. Les empreintes qui s'y trouvent correspondent très probablement à la même période d'occupation et donc au même groupe.
L'une des premières questions que nous nous sommes posés est de savoir quelles étaient les caractéristiques des individus qui ont laissé ces traces. Nous avons alors cherché à dresser un profil de ces individus en étudiant la morphologie des empreintes de pieds et en utilisant des données expérimentales qui établissent des liens statistiques entre les caractéristiques morphologiques des empreintes et celles des individus qui les réalisent. Nous avons pu déterminer que ces empreintes ont été laissées par un minimum de 5 individus. Une telle estimation est complexe puisque les empreintes découvertes à Larache ne forment pas toutes des pistes, certaines sont isolées. Il est donc difficile d'associer les empreintes entre elles d'autant plus qu'un même individu peut produire des empreintes morphologiquement très variées.
Pour chaque individu, nous avons estimé une classe d'âge et une taille à partir des données expérimentales. Ainsi, nous avons déterminé que ces empreintes ont été laissées par au moins 5 individus : un jeune enfant (âgé de 1 à 4 ans), un enfant plus âgé (entre 4 et 8 ans), un adolescent ou un adulte de petite taille (entre 1 m 49 et 1 m 62), un adulte de taille moyenne (entre 1 m 63 et 1 m 76) et un adulte de grande taille (entre 1 m 76 et 1 m 89) qui était probablement un homme étant donné le dimorphisme sexuel de taille présent chez les Homo sapiens adultes (les femmes sont en moyenne plus petites que les hommes).
Une fois que le profil des individus a été dressé, nous avons cherché à comprendre ce qu'ils faisaient lorsqu'ils ont réalisé ces empreintes. En l'absence de vestiges archéologiques associés aux empreintes, nous nous sommes focalisés sur l'orientation de ces traces et leur lien avec le cadre géographique. Nous avons observé que la plupart des empreintes se dirigeaient vers le rivage. Les Homo sapiens d'il y a 90 000 ans étant des nomades chasseurs-cueilleurs, nous avons formulé l'hypothèse que les individus ayant laissé les empreintes à Larache étaient à la recherche de ressources marines ou ramenaient de telles ressources à leur camp. Une recherche et une utilisation de ressources marines seraient cohérentes avec d'autres découvertes au Maroc datées de la même période que les empreintes de Larache comme dans la région de Rabat-Témara où de nombreuses coquilles ont par exemple été retrouvées dans des grottes.
Les futures études menées sur le site de Larache auront non seulement pour but de chercher de nouvelles traces mais aussi de potentiels restes squelettiques ou artéfacts archéologiques à proximité. De nouvelles découvertes permettraient de préciser les interprétations biologiques mais aussi d'en apprendre plus sur les comportements de ces groupes fossiles vivant sur les côtes nord africaines il y a 90 000 ans.
Le site de Larache est-il voué à disparaître avec la montée des eaux ? Existe-t-il des mesures de préservation du site ?
Effectivement le site de Larache est voué à disparaître. La montée inexorable des eaux finira tôt ou tard par submerger totalement les empreintes. En plus de l'action de la marée, il faut également prendre en compte l'action érosive du vent pouvant être particulièrement destructrice en cas de tempête mais aussi d'éventuels dégâts qui pourraient être causés par des curieux visitant le site. L'érosion des empreintes déjà mises au jour ne sera pas totalement négative puisqu'elle pourrait permettre de découvrir de nouvelles empreintes sous les niveaux érodés.
Face à la destruction progressive des empreintes, nous cherchons à enregistrer le plus d'informations possible. Chaque trace est décrite, mesurée, photographiée et même numérisée en trois dimensions. Ce recueil d'informations est répété régulièrement ce qui permet de quantifier la modification et l'endommagement des empreintes au cours du temps.
Des mesures de préservations seront également recherchées en collaboration avec les autorités marocaines afin de limiter l'action érosive et de prolonger autant que possible la durée de vie de ce site exceptionnel.
Référence scientifique :
Sedrati, M., Morales, J.A., Duveau, J. et al. A Late Pleistocene hominin footprint site on the North African coast of Morocco. Sci Rep 14, 1962 (2024). https://doi.org/10.1038/s41598-024-52344-5
Entretien réalisé en février 2024. Remerciements à Jérémy Duveau, paléoanthropologue à l'Université de Tübingen et chercheur associé au Muséum national d’Histoire naturelle (UMR 7194 – Histoire naturelle de l’Homme préhistorique).