Un réseau urbain vieux de plus de 2 000 ans en Amazonie équatorienne
Une recherche publiée dans la revue Science fait émerger une toute autre vision de l’Amazonie préhispanique. Elle dévoile un paysage urbanisé, loin de l’image de la forêt vierge. Entretien avec Geoffroy de Saulieu, archéologue au Muséum.
La vallée de l’Upano, en Amazonie équatorienne, a révélé un système dense de centres urbains préhispaniques. Un paysage urbanisé, composé de plateformes monumentales, de places, de rues, de larges routes creusées ou encore de vastes drainages et terrasses agricoles. Les fouilles archéologiques ont permis de dater l’occupation de ce site à partir de 500 ans avant notre ère environ jusqu’à 300-600 ans de notre ère.
Dans quel contexte cette découverte s’est-elle faite ?
Le site de la vallée de l’Upano est connu depuis longtemps. Des missionnaires salésiens d’origine italienne ont remarqué la richesse archéologique de la région dès les années 1950.
À la fin des années 1970, le missionnaire Juan Bottasso a alerté les archéologues sur l’existence du site archéologique de Sangay, aux abords de la vallée. L’anthropologue Philippe Descola, grand spécialiste de l’Amazonie équatorienne, y a permis la mise en place de missions de archéologiques codirigées, puis dirigées par l’archéologue Stéphen Rostain.
Il travaille dans la région depuis 1996. Pour ma part, je travaille dans deux régions voisines depuis 2002 et 2011. Cela fait 10 ans que nous collaborons ensemble.
En 2015, l’Institut national du Patrimoine Culturel équatorien a mis en œuvre un travail d’analyse par scan laser (LIDAR). Avec cette technique, on peut voir la surface du sol en 3D.
Une fois qu’on a toutes les données, il faut les analyser. Ce travail a été mené avec Antoine Dorison, post-doctorant en archéologie. Il a appliqué des méthodes strictes de mise en relief avec des relevés, des dessins etc. Les résultats sont très instructifs et détaillés. C’est ce qui a permis de mettre en lumière la densité architecturale du site et de révéler une toute autre vision du paysage de l’Amazonie préhispanique.
Comment ce réseau de centres urbains préhispaniques était-il organisé ?
Certains habitants de l’Amazonie préhispanique étaient de remarquables bâtisseurs. Il y avait clairement des spécialistes. L’architecture de ces centres urbains était bien pensée et bien organisée, avec notamment un respect rigoureux de la géométrie : les places étaient rectangulaires, beaucoup de rues formaient des angles droits, il y avait de la perspective et les plateformes étaient pyramidales, un aspect qui suggère une certaine forme de hiérarchie.
Il y avait une forte densité de plateformes : plus de 4 000 dans une zone de 600 km². Une grande partie d’entre elles étaient résidentielles. Dans certaines, nous avons trouvé des objets du quotidien et dans d’autres, il y avait des objets cérémoniels. Si on les compare à d’autres objets de civilisations précolombiennes, on peut penser que certaines de ces plateformes pouvaient faire office de centres cérémoniels.
Malgré tout, la structure urbanistique globale ne permet pas de mettre en évidence une centralité. Quoique géométrique, avec des complexes très monumentaux et de très nombreux monticules de taille plus modeste, il ne semble pas y avoir d’établissement principal, pas de capitole unique ou de « château de Versailles ».
À quoi servaient les espaces entre les plateformes ?
Entre les monticules, on a remarqué des traces d’aménagements agricoles. On peut donc conclure que ces zones non construites étaient principalement des zones agraires : des traces de champs drainés dans les secteurs plats et des terrassements sur certaines collines. Au pied du volcan de Sangay, le sol est très riche, très fertile.
On suppose qu’il était possible, comme aujourd’hui, de réaliser jusqu’à trois récoltes de maïs par an. Outre le maïs, les habitants préhispaniques de l’Amazonie équatorienne cultivaient du manioc, du piment, des arbres fruitiers, des haricots, des plantes locales et comestibles etc.
Plusieurs routes ont aussi été révélées. Quelle était leur fonction ?
Les routes relient les groupes de plateformes. C’est ce qui les distinguent d’autres infrastructures comme les canaux, par exemple.
Nous avons identifié plusieurs types de routes : des chemins compris entre deux cours d’eau, des chaussées creusées avec des remblais de chaque côté, des sentiers creusés qui se terminent en descente et aboutissent sur des ravines… Mais les plus répandues sont des grandes routes creusées. En général, elles sont droites et peuvent faire en moyenne entre 2 et 3 mètres de profondeur. Creuser ces routes a dû demander beaucoup de travail, d’autant plus que la zone est pluvieuse !
Ces recherches archéologiques menées dans la vallée de l’Upano met en lumière une autre facette de l’Amazonie, loin de l’image de la forêt vierge : elle dévoile un paysage urbain, préhispanique, déjà transformé par les activités humaines. En existe-t-il d’autres ailleurs en Amérique latine ?
Il y a pas mal de sites de terrassement en Amazonie. Au Brésil, on a des villages avec de grandes allées qui forment comme des sortes de constellation ; au Venezuela, on retrouve des monticules en forme de pyramides sur les piémonts. En Bolivie, il s’agit de monticules plus ovalaires mais tout aussi massifs. Ainsi, l’Amazonie précolombienne n’était pas étrangère au monumentalisme. Toutefois, aucun de ces sites n’est comparable à ceux de l’Upano et ne montre un urbanisme aussi poussé.
Et puis il y a tous ce qu’on ne connait pas. Des régions entières restent encore à prospecter.
Référence scientifique
Rostain S, Dorison A, de Saulieu G, Prümers H, Le Pennec JL, Mejía Mejía F, Freire AM, Pagán-Jiménez JR, Descola P. Two thousand years of garden urbanism in the Upper Amazon. Science. 2024 Jan 12;383(6679):183-189. doi: 10.1126/science.adi6317. Epub 2024 Jan 11. PMID: 38207020.
Entretien réalisé en en janvier 2024. Remerciements à Geoffroy de Saulieu, directeur de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) et au Muséum national d’Histoire naturelle (UMR 208 - Patrimoines locaux, Environnement et Globalisation (PALOC), ainsi qu'à Stéphen Rostain, directeur de recherche au CNRS et à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne (UMR 8096 - Archéologie des Amériques).