Quand la peinture bleu outremer perd des couleurs

Pourquoi certaines peintures bleu outremer palissent-elles et d’autres non ? Quand la chimie apporte des réponses et des solutions aux restaurateurs d’œuvres d’art.

Qui n’a jamais pensé que les dessins de ses enfants méritaient d’être conservés tels des œuvres d’art pour les générations à venir ? Et de se demander ce qu’ils deviendraient, dans quel état on les retrouverait dans quelques décennies, voire dans quelques siècles ? On se doute bien que les feutres effaçables en machine ou les peintures à l’eau ne sont pas les matériaux les plus durables. Mais même en fournissant la palette des grands maîtres des temps passés, serait-on en mesure de conserver les teintes et luminosités de ces peintures pour longtemps ?

Certaines peintures, comme la peinture à l’huile, sont réputées pour durer plus longtemps. Mais toutes les couleurs ne sont pas épargnées – c’est le cas par exemple du bleu outremer.

Colorant ou pigment ?

Pigment bleu outremer, insoluble

© Marco Almbauer / Wikimedia

Toutes les matières colorantes – pigments et colorants – ne résistent pas de la même façon avec le temps. Un colorant est une espèce chimique soluble dans le liant utilisé ; dans le passé, il était le plus souvent d’origine végétale ou animale. Il va souvent pâlir au soleil. On a tous en mémoire des photographies de famille devenues aujourd’hui bleues ou jaunes, selon la résistance des colorants jaune, cyan et magenta utilisés.

On pourrait alors préférer la peinture à l’huile pour laquelle un pigment, c’est-à-dire de petites particules solides, insolubles dans le milieu qu’il colore et souvent d’origine minérale, est dispersé dans un liant, l’huile de lin. La tenue des pigments dans le temps est effectivement souvent meilleure.

Le bleu outremer dans l’histoire

Lapis lazuli d’Afghanistan (bleu) et pyrite (jaune)

© Hannes Grobe / Wikimedia

Le bleu outremer a d’abord été extrait du lapis-lazuli provenant de contrées lointaines, notamment d’Afghanistan, d’où son nom d’« outremer ». Le procédé est long et complexe, à tel point qu’à certaines époques, le prix du bleu outremer fut plus élevé que l’or. Ceci explique aussi que son utilisation ait été réservée à des œuvres religieuses de prestige notamment au Moyen-Âge.

Au début du XIXe siècle, avec le développement de la synthèse chimique, on a cherché à produire le bleu outremer de façon synthétique. Une gageure finalement réalisée en 1826 par J.-P. Guimet, qui a permis un usage généralisé de ce pigment. Ce bleu synthétique a aussi bien été utilisé par des artistes – Ingres a par exemple testé ce pigment au moment de sa création, Yves Klein le mélangea en 1960 avec un liant pour créer le célèbre « International Klein Blue » – que pour des applications de la vie quotidienne (peintures, encres d’imprimerie, azurage du papier et du linge…).

Mais ce pigment si recherché est pourtant victime d’un phénomène de dégradation spécifique : la « maladie (ou blanchiment) du bleu outremer ». De nombreuses œuvres en sont victimes quand d’autres sont totalement épargnées.

Comment un pigment peut-il perdre sa couleur ?

Du bleu outremer vieilli dans des conditions contrôlées, en laboratoire

© MNHN - A. Michelin

Pour pouvoir expliquer comment la couleur d’un pigment peut disparaître, il faut d’abord comprendre d’où elle vient.

On sait aujourd’hui que la couleur du bleu outremer ne provient pas d’un métal de transition (fer, cuivre, cobalt…), comme c’est souvent le cas dans les pigments (l’azurite est un exemple d’un pigment bleu à base de cuivre), mais du soufre qui est présent sous la forme d’un anion radicalaire emprisonné dans une cage d’aluminosilicate. Cette configuration chimique particulière des atomes de soufre permet d’absorber dans le rouge – ce qui explique la couleur bleue du pigment.

Contrairement au smalt dont on sait depuis le XVIIe qu’il peut se décolorer en quelques années, le bleu outremer est réputé être un pigment stable. En effet, le soufre est ici « stabilisé » dans sa cage d’aluminosilicate et ne peut s’en échapper qu’à haute température. À température ambiante, seule la destruction de l’aluminosilicate peut expliquer la perte de la couleur, et c’est ce qui arrive en présence d’acide. Mais des environnements acides, ou d’autres types d’environnements agressifs ne se rencontrent pas souvent en conditions muséales, et ne peuvent donc pas expliquer tous les cas d’altérations des peintures au bleu outremer.

En fait, ni la chaleur ni l’humidité ne sont nécessaires au blanchiment du bleu outremer. Des expériences de vieillissement contrôlé, où l’on choisit les conditions environnementales auxquelles sont soumis les échantillons, montrent par contre que la lumière est un facteur décisif dans le blanchiment.

De plus, curieusement, si les peintures à l’huile (ou pour certains autres liants) blanchissent sous l’effet de la lumière, il n’en est rien pour des pastilles de pigment bleu outremer compressées, sans liant.

Cette simple expérience permet de remettre en question le point de départ : a-t-on vraiment perdu la couleur du pigment ? La réponse est non : le pigment en lui-même n’est pas impacté.

Si ce n’est pas le pigment, alors c’est ce qui l’entoure

Rugosité du pigment dans son liant observée par un microscope électronique à balayage, avant blanchiment en haut et après en bas

© MNHN - A. Michelin

Dans nos expériences où l’éclairement est contrôlé, on voit bien que le liant est en piteux état : il ne reste pas grand-chose du film bien lisse du départ après 1500 heures sous les feux de la rampe. Le film est entièrement fragmenté et laisse place à une rugosité très importante, responsable du blanchiment.

Le changement de couleur observé est donc dû à un phénomène physique et plus précisément optique. La forte rugosité donne ici lieu à une augmentation de la réflexion diffuse qui est ici la cause principale du blanchiment : les multiples grains agissent comme de nombreuses facettes de miroir qui renvoient nettement plus de signaux vers l’œil du spectateur. Cela nous donne donc une impression de perte de couleur, mais, en réalité, la peinture nous apparaît simplement plus claire.

L’exposition à la lumière semble en fait être à l’origine d’un mécanisme de « photo-oxydation » : les rayons ultraviolets interagissent avec le liant pour produire des espèces chimiques très réactives, les « radicaux libres ». Ceux-ci, via des réactions en chaîne, sont responsables de l’oxydation massive du liant et de coupures de chaînes (cassures) dans le polymère. Le film de liant, très fragilisé, finit par se fragmenter laissant les grains de pigments apparents d’où un aspect final rugueux. Pour preuve, si on coupe le rayonnement ultraviolet ou si on ajoute un antioxydant au mélange initial, le blanchiment ne se produit plus.

Le phénomène de photo-oxydation des liants est un mécanisme classique. Ce qui est surprenant ici est que ce phénomène ne se produit qu’en présence de bleu outremer.

Avec d’autres pigments, il ne se passe rien.

L’effet catalytique du bleu outremer

Il y a donc un effet catalytique lié à ce pigment en particulier. On peut supposer qu’une interaction spécifique au niveau des cages aluminosilicatées se produit. En effet, cet effet catalytique est bien connu pour d’autres zéolites qui sont, eux, non colorés (les « zéolites » regroupent les minéraux de structure aluminosilicatée cristalline microporeuse – le bleu outremer en fait partie) et exploités depuis longtemps dans le monde industriel, mais cet effet n’a pas été étudié spécifiquement pour le bleu outremer.

Si l’explication du blanchiment du bleu outremer est maintenant connue, de nombreuses interrogations demeurent : pourquoi certaines peintures sont-elles épargnées ? Y a-t-il des pigments qui neutralisent l’effet catalytique du bleu outremer ? Y a-t-il un seuil en dessous duquel l’effet n’est pas perceptible ? Y a-t-il une différence entre bleu outremer naturel et synthétique ? Une équipe affirme aujourd’hui que le premier aurait un effet catalytique plus de quatre fois plus important que le pigment synthétique. Que se passe-t-il réellement au niveau de la cage d’aluminosilicate ?

Connaître le mécanisme de blanchiment permet de mieux restaurer les œuvres

Pour les peintures anciennes, il est possible de les restaurer en reformant un film continu : en comblant les lacunes et les fissures, la couleur va ressurgir. Pour les peintures modernes, il faut envisager une formulation contenant des antioxydants afin de différer la dégradation – si tant est que le liant n’ait pas besoin de processus radicalaires pour sécher, ce qui est le cas des peintures à l’huile.

Anne Michelin, Maître de conférences du Muséum national d'histoire naturelle, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original. Article publié le 2 septembre 2020.

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