Une Terre immense et riche mais pas infinie
L’humain a du mal à appréhender les immensités de la nature. Les immensités spatiales et temporelles qui nous gouvernent l’ont longtemps conduit à confondre immense et infini. La Terre est immense mais ses ressources et ses possibilités ne sont pas infinies, comme l’a popularisé René Dumont dans les années 1970. Comme tout organisme vivant, nous vivons en relation avec notre environnement, mais également à ses dépens. L’homme a tendance à oublier ce qu’il doit à la Terre.
La finitude de la Terre n’a été prise en compte qu’à l’approche du XXIe siècle. La fugacité du temps humain, apprécié sur quelques décennies, n’est pas comparable avec l’immensité du temps de la nature. L’observation des roches et des paysages nous permet d’appréhender de manière réaliste les dimensions de la nature. On découvre alors que tout ce que nous voyons et qui semble figé est, de fait, en perpétuel mouvement.
Les animaux dépendent de plantes qui s’installent sur un sol, lui-même largement dépendant d’un sous-sol minéral. Les vignobles en sont une illustration bien française mais les exemples de cette interdépendance sont nombreux. Le bolet, comme le châtaignier, le genêt ou l’azalée, aime le sol siliceux, alors que la morille, comme l’érable champêtre ou le buis, préfère le terrain calcaire. Cette relation est parfois si forte que certaines plantes portent le nom de la roche qu’elles affectionnent, tel le gypsophile (« qui aime le gypse »). Certains animaux, eux, ne vivent que sur des roches choisies. C’est le cas du marbrée et du maillot des pélites, des gastéropodes qui ne vivent que sur des pélites rouges (une roche sédimentaire à grains très fins et riche en fer), ou encore celui du gecko, qui ne vit que sur des quartzites du Moyen Atlas.
Une seule santé/One Health
Cette relation est tellement vraie que les géologues utilisent la végétation pour la recherche de substances minérales, et qu’une discipline y est dévolue : la géobotanique.
Il arrive aussi que la couleur des fleurs reflète la composition en fer ou en aluminium du terrain, qui influe sur la composition des pigments des plantes (les anthocyanes). L’exemple le plus connu est celui de l’hortensia, naturellement rose mais qui devient bleu quand le sol est riche, ou enrichi, en fer et aluminium. Le chrome et l’uranium jouent toujours un rôle sur la composition des anthocyanes. Le sélénium, lui, favorise le développement des astragales, qui repèrent l’uranium jusqu’à plus de 20 mètres de profondeur. La fougère Adiantum venustum est aussi un bon indicateur de la présence d’uranium. L’arabette de Haller est particulièrement indicatrice de zinc et de cadmium. Elle est ainsi très utile pour repérer des sols pollués.
Certaines plantes ont en effet la propriété de prospérer sur des sols qui empoisonneraient la plupart des autres plantes. On en dénombre près de 400 espèces, dont la plupart bio-accumulent un ou deux (quelquefois plus) types de métaux.
Chercher de l'or avec les organismes vivants
En Australie, des eucalyptus concentrent des particules d’or dans leurs feuilles à partir de gisements parfois même situés profondément. Ces arbres de 90 mètres de hauteur ont des racines qui descendent à plus de 30 mètres de profondeur. Ce n’est évidemment pas un gisement à ciel ouvert (il faudrait l’ensemble des feuilles de 500 gros arbres pour faire une bague) mais l’observation des eucalyptus est un moyen de prospection efficace pour localiser des gisements aurifères.
Certains champignons aussi possèdent la capacité d’accumuler l’or sous forme de nanopépites dans leur mycélium, tel Fusarium oxysporum, un champignon commun dans le monde entier qui produit un mycélium rose en forme de fleur. D’autres organismes vivants sont de bons indicateurs pour les chercheurs d’or, les fourmis et les termites par exemple. Les insectes accumulent certains métaux pour renforcer leur cuticule. Cependant leur accumulation peut être préjudiciable pour leur santé, et certains métaux lourds, comme l’or, sont alors excrétés par les animaux et se trouvent concentrés dans les milieux de vie d’insectes sociaux, comme les fourmilières et les termitières.
L'influence des minéraux dans la croissance des végétaux
Si certains éléments minéraux favorisent le développement des plantes, d’autres au contraire sont des obstacles à leur implantation et à leur croissance. Un exemple frappant est celui de roches issues du manteau terrestre appelées serpentinites (nommées ainsi car elles évoquent une peau de serpent). Quand ces roches se trouvent à fleur de terre (par exemple sur le puy de Wolf dans le Massif central), aucun arbre ne pousse. Ignorer les relations roches-plantes dans les grands projets d’aménagement peut avoir un impact environnemental et économique. Aux Açores, sur l’île principale de São Miguel, les autorités ont voulu revégétaliser le flanc d’un volcan pour le stabiliser. Le choix de milliers d’eucalyptus à replanter s’est fait en fonction de leur adaptation au climat. Tous mouraient ou, au mieux, végétaient. Quand la nature du terrain a été prise en considération, il est apparu que ces arbres ne supportaient pas le trachyte alcalin, la roche volcanique locale, riche en potassium. Les cèdres du Japon (Cryptomeria japonica) qui sont venus en remplacement s’épanouissent aujourd’hui.
Des ressources minérales indispensables au quotidien
Nous avons conscience d’être chaque jour en interaction avec les autres organismes vivants, que ce soit pour nous nourrir ou nous distraire. Mais nous avons bien moins conscience de l’être aussi avec le monde minéral, alors que nous habitons pourtant des maisons que nous chauffons et que nous utilisons des fourchettes, casseroles, téléphones, ordinateurs, voitures.
Les géants de l’informatique seraient des nains impotents sans les très nombreux éléments chimiques extraits des roches pour construire leurs machines. Construire un seul ordinateur fait appel à plus d’une tonne et demie de matières premières minérales, sans compter la consommation énergétique nécessaire au transit de ces composants entre les différents coins de la planète. L’énergie solaire nécessite l’exploitation de dizaines de mines ou carrières pour fournir la cinquantaine de constituants minéraux (cuivre, silicium, germanium, tantale, lithium, fer, verre, plastique) indispensables à la production de panneaux solaires.
Outre les ressources énergétiques (pétrole, charbon) dont nous sommes si gourmands, les ressources minérales sont aussi nécessaires que variées dans notre vie quotidienne (métaux, ciment, plâtre, tuiles, briques, verre), mais aussi tellement communes qu’on ne les remarque pas.
S’il est évident pour tout un chacun que le fer vient d’un minerai, que l’énergie vient du charbon ou du pétrole, il est moins évident de savoir que l’aspect métallisé de certaines carrosseries vient du mica ou que les pâtes à mâcher vertes d’une célèbre marque de chewing-gums ne collent pas à leur emballage grâce au talc, un minéral issu du métamorphisme de roches. Nous pourrions ajouter les cailloux poisons, comme celui dont on extrait l’arsenic, ou les cailloux médicaments tels que les argiles prescrites pour des troubles digestifs. Certains contribuent à nous donner l’heure (montres à quartz), d’autres filtrent nos vins et nos bières, comme la diatomite.
On ne sait rien faire qui ne sorte de la Terre. Ainsi, nous devrions dire, en plagiant Molière : « Par ma foi ! Il y a plus de quarante ans que j’utilise les roches sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. » (Molière, Le Bourgeois gentilhomme, acte XXII, scène 4).
Minerais en tension
Les ressources sont immenses mais pas infinies.
Nous savons que les ressources d’énergie fossile sont limitées dans la mesure où nous les consommons plus vite que la Terre ne les produit, mais nous en savons moins sur d’autres ressources, comme le sable et les terres rares.
Le sable quartzeux, produit ultime de l’altération des roches granitiques, est disponible en quantité (en surface et en profondeur). Le sable à grains anguleux (comme le sable de Loire) est adapté à la fabrication du béton. C’est une ressource abondante, c’est pourtant déjà un matériau en tension pour la construction. On ne va pas manquer de sable, on manque déjà de sable ! Cette carence explique que les plages de certains pays en voie de développement soient pillées la nuit, à dos d’homme ou de mulet, et que de puissantes organisations mafieuses aient pris la main sur son exploitation. Par voie de conséquence, certaines plages reculent de plus en plus (ce n’est pas toujours la montée du niveau marin qui les érode).
Rares, les terres rares ?
Le nombre d’éléments chimiques exploités aujourd’hui ne cesse d’augmenter.
Les premiers téléphones mobiles au cours du XXe siècle nécessitaient l’usage d’environ 30 éléments chimiques alors que 75 sont nécessaires pour les téléphones modernes. Jusqu’au XIXe siècle, nous n’utilisions qu’une dizaine d’éléments du tableau périodique de Mendeleïev (sur 92 éléments chimiques naturels dénombrés). Aujourd’hui, une soixantaine sont nécessaires.
Les terres rares et les métaux rares sont largement utilisés dans diverses technologies de pointe, jusque pour la lutte contre la contrefaçon des billets de banque. Terres et métaux rares ne sont pas vraiment rares, mais sont au contraire plutôt bien répartis dans l’écorce terrestre. Le cérium, par exemple, est plus répandu que le nickel, le cuivre ou le plomb. En revanche, ils ne sont pas concentrés. Le qualificatif de « rare » est lié à leur faible concentration dans les minerais. Le problème des terres rares n’est donc pas forcément un risque de pénurie de la ressource (une ressource n’est pas forcément une réserve), contrairement à ce que le battage médiatique laisse entendre. Par contre, leur extraction nécessite de grandes quantités de produits toxiques qui contaminent les sols et les aquifères. Les coûts environnementaux ont forcé les pays occidentaux, autrefois producteurs, à délocaliser l’extraction et la transformation de ces métaux. La Chine est devenue la reine des métaux rares.
Exploiter, mais pas n'importe comment
Exploiter la nature est une nécessité, mais pas n’importe comment et pas à n’importe quelle vitesse.
L’homme en est conscient. Des efforts sont faits mais ils ne sont pas toujours couronnés de succès, notamment parce qu’on néglige les liens forts qui existent entre le monde vivant et le monde minéral. L’exploitation du lignite sur d’énormes surfaces en Allemagne ou la recherche d’or en Amazonie en sont des exemples fameux. Une exploitation de ressources minérales en surface est toujours, à court terme tout au moins, une blessure pour un biotope. À plus long terme en effet, lorsque l’exploitation est terminée, la biodiversité reprend ses marques et se révèle souvent plus riche. Nombre de ces anciennes zones d’exploitation sont souvent aujourd’hui des sites Natura 2000 ou des zones naturelles d’intérêt écologique, faunistique et floristique (ZNIEFF). L’homme est un passager de la Terre, qui vient d’apparaître et qui souhaite agir en maître. Les sciences de la nature nous enseignent qu’il n’y a pas l’homme et la nature, mais l’homme dans la nature.
Patrick De Wever, Professeur émérite au Muséum national d'Histoire naturelle (UMR 7207, Centre de recherche en paléontologie). Extrait de l'ouvrage La Terre, le vivant, les humains (Coédition MNHN / La Découverte), 2022.
La Terre, le vivant, les humains
La Terre, le vivant, les humains
- Coédition Muséum national d'Histoire naturelle / La Découverte
- 2022
- Sous la direction de Jean-Denis Vigne et Bruno David
- 196 × 249 mm
- 420 pages
- 45 €