« Utiliser la puissance du vivant »
En 1994, l’ouverture de la Grande Galerie de l’Évolution offrait un espace inédit dédié à l’évolution, la biodiversité et aux relations de l’Homme avec son environnement. 30 ans après, quelle est désormais notre vision de notre planète ? Et quelles sont nos connaissances de sa biodiversité ?
Des chercheurs du Muséum font le point.
Philippe Grandcolas, biologiste de l’évolution, écologue spécialiste de systématique et directeur de recherche à l'Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité, dresse un état des lieux de la biodiversité.
En 40 ans de recherche, quels changements avez-vous observé dans la biodiversité ?
En tant que biologiste, je suis spécialisé dans l’étude de l’évolution et j’étudie plus particulièrement les insectes. En 40 ans d’activité, principalement dans des milieux tropicaux, j’ai été témoin des dégradations de l’environnement et de l’impact des activités humaines sur ces espèces. Par exemple, en Nouvelle-Calédonie, nous voyons le nombre de mines de nickel augmenter et grignoter la montagne et les forêts. L’écobuage (utilisation agricole du feu) y réduit en cendres 60 000 hectares de forêt par an. Et à cela s’ajoutent les effets du changement climatique. En Guyane française, au Gabon, au Brésil, en Nouvelle-Calédonie…, partout où je reviens 10 ans, 20 ans après mon précédent passage, je vois que nous n’avons jamais progressé. Le constat est un recul général de l’état de l’environnement. Le problème c’est que les conséquences sont trop diffuses pour que nous en prenions véritablement la mesure et que les sociétés réagissent. Il va falloir que nous soyons confrontés à des difficultés énormes pour que tout le monde se rende compte, dans la douleur, qu’il faut à tout prix arrêter certains comportements.
On n’a jamais progressé. Le constat est un recul général de l’état de l’environnement.
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Les avancées scientifiques n'ont-elles pas aidé à comprendre et préserver cette biodiversité ?
Si, bien sûr. En particulier, depuis une quinzaine d’années, les progrès technologiques ont permis des avancées spectaculaires. On accède plus facilement à des informations cruciales sur la biodiversité, grâce aux analyses moléculaires qui sont désormais réalisées à l’aide de techniques et d’algorithmes extrêmement puissants, capables d’obtenir et de traiter des millions de données là où, il y a 30 ans, séquencer un tout petit morceau de gène prenait des semaines. Mais, paradoxalement, les urgences environnementales deviennent légion et les échantillonnages sur le terrain se restreignent, limitant de fait l’impact des recherches. Cela alors même que nous ne connaissons qu’un quart des espèces vivantes ! Les grands vertébrés et les arbres nous sont familiers, mais de nombreux autres types d’organismes plus discrets restent méconnus. Et parmi les espèces répertoriées, déjà nombreuses à étudier (rien qu’en France métropolitaine, on compte 6 000 espèces de plantes, 40 000 espèces d’insectes et plus de 1 000 espèces de vertébrés), nous avons encore d’énormes progrès à faire pour comprendre la manière dont elles structurent les systèmes écologiques. Notamment en matière de perte ou de déclin de la biodiversité.
Dans ce contexte, quels scénarios d’évolution peut-on anticiper et avec quelles conséquences ?
Si nous ne changeons pas nos politiques à relativement court terme, nous allons perdre énormément dans les 20 prochaines années : de nombreuses espèces vont disparaître, y compris des espèces charismatiques, comme les grands mammifères sauvages tels que les éléphants, les lions, les girafes, pour lesquels nous avons l’impression trompeuse qu’ils seront toujours là. L’IPBES* estime à 1 million le nombre d’espèces en fort risque d’extinction d’ici 2040. Cela représente environ 1/10e des macro-organismes (c’est-à-dire visibles à l’œil nu, donc hors bactéries et virus). En conséquence de ces raréfactions ou disparitions d’espèces assumant des rôles très variés dans les écosystèmes, les aléas de biodiversité vont se multiplier : problèmes de cycle de l’eau, de production alimentaire et de santé. Car, si la diminution de biodiversité est une perte sur le plan éthique, elle l’est aussi sur le plan fonctionnel. Perte éthique, car ces espèces ne nous appartiennent pas ; nous n’avons aucun droit d’en disposer et de décider de leur extinction. Perte fonctionnelle parce qu’un grand nombre d’espèces jouent un rôle (même mineur), par exemple dans la régulation climatique ou comme prédateurs d’organismes ou de vecteurs de maladie.
L’évolution ne s’arrête jamais et certaines espèces peuvent se modifier assez vite. Le virus SARS-COV-2 l’a démontré en produisant en quelques mois de multiples variants échappant à notre système immunitaire stimulé par des vaccins qui doivent sans cesse être adaptés. De nouvelles zoonoses, des maladies issues d’autres espèces animales, vont se répandre. Car à partir du moment où l’on fragmente les écosystèmes naturels, on augmente la surface d’échange entre les humains et les animaux réservoirs de pathogènes.
Des bactéries deviennent résistantes aux antibiotiques à la suite de nos épandages, causant déjà des morts par milliers. Des plantes sont désormais capables de s’autoféconder faute de pollinisateurs ; en s’autofécondant, elles se passent de plus en plus de la pollinisation avec pour conséquence de développer une consanguinité qui les fragilise et les expose davantage à des maladies, des malformations, etc.
Du fait de la chute des pollinisateurs et des aléas climatiques, la production alimentaire risque aussi de devenir plus chaotique voire de se réduire. La production agricole industrielle commence déjà à plafonner tandis que ses impacts environnementaux dus à l’usage des engrais et les pesticides se font sentir, y compris sur la santé humaine. De nombreux polluants persistent dans l’environnement pendant des années. Certaines molécules peuvent aussi rester toxiques, même une fois dégradées. L’ensemble de ces phénomènes engendre une « dette de pollution » qui distille peu à peu une toxicité chronique, pour l’environnement et pour notre santé. D’ici 20 ans, le nombre de personnes frappées par des maladies dégénératives telles que les lymphomes, myélomes ou maladie de Parkinson sera beaucoup plus important.
Enfin, les changements dans nos paysages aggravent les effets du réchauffement climatique, générant incendies, sécheresses et inondations. C’est le cas avec la pression sur l’eau verte. Il s’agit des 60 % de l’eau de pluie stockées dans la végétation et dans la première couche du sol. Si vous enlevez la végétation ou détériorez les sols avec des intrants chimiques, vous augmentez les risques d’inondation ou de sécheresse, car le couvert végétal et les sols ne joueront plus leur rôle d’absorption ou de rétention. En systématisant les solutions fondées sur la nature, nous pouvons utiliser la puissance du vivant pour notre bénéfice et celui du reste de la biodiversité.
Le déclin des insectes pollinisateurs
Selon vous, est-il possible de s'inspirer de la biodiversité pour trouver des solutions d'avenir ?
Absolument. Atténuer l’impact climatique en plantant des arbres, encourager l’agroécologie, étendre les réserves naturelles, etc., c’est utiliser la puissance du vivant pour notre bénéfice et celui du reste de la biodiversité.
Ces actions de solutions fondées sur la nature peuvent apporter des améliorations très rapides. Remettre en eau une zone humide, même très localement, va avoir un effet bénéfique immédiat. Sur une dizaine d’années, des espèces seront capables d’y revenir toutes seules et de s’y reproduire.
Systématiser des solutions fondées sur la nature au niveau local, national, international, implique toutefois de modifier les filières de production. Or, cela ne se fera pas simplement en obligeant les agriculteurs ou d’autres catégories socioprofessionnelles à agir. Dans les 30 prochaines années, il faut absolument provoquer une bascule dans les esprits pour que l’ensemble de la société adhère, sur le plan social, économique et moral.
Qu’est-ce qu’une zone humide ?
Que peuvent les citoyens à leur échelle ?
Il est possible d’agir très simplement et efficacement au niveau individuel à travers son alimentation en privilégiant les circuits courts, les produits bio et de saison. La production alimentaire exerce une énorme pression sur le milieu naturel. De simples pâtes au blé dur peuvent être produites à l’autre bout du monde et séchées avec du glyphosate, impactant de fait à la fois votre santé et l’environnement. S’attacher à ces détails permet aussi de gagner en qualité de vie, en plaisir et en confort. Idem pour le transport, grand émetteur de gaz à effet de serre et de pollution chimique, sonore, lumineuse… Il n’est pas possible de tout changer mais on peut essayer de moins utiliser l’avion, de trouver du plaisir à aller moins loin en vacances et faire de belles découvertes. Modifier ses habitudes n’implique pas nécessairement des privations. Plutôt que de parler de sobriété, j’aime promouvoir l’idée de suffisance. Je peux me satisfaire d’avoir assez mangé et bu, et à cela s’ajoutera le bénéfice de continuer à jouir des avantages de la nature : savourer des fruits et légumes de qualité, profiter de l’ombre d’un arbre… Enfin, le bulletin de vote ou le soutien à des associations sont des outils grâce auxquels chacun peut agir sur les orientations collectives.
Et les scientifiques ? Ont-ils un rôle particulier à jouer ?
Les scientifiques peuvent beaucoup. Il faut qu’ils puissent expliquer de manière pédagogique toutes ces questions et motiver les personnes à faire des choix éclairés. À l’heure de la simplification médiatique et de la polarisation des opinions, la tâche est malheureusement complexe et le discours scientifique n’est pas suffisamment pris en compte. Les problématiques sont pourtant connues depuis longtemps, notamment par des directeurs du Muséum national d’Histoire naturelle comme Jean Dorst. En 1965, son ouvrage Avant que nature meure posait déjà un diagnostic lucide de la situation.
Aujourd’hui toutefois, la prise de conscience se généralise. La difficulté à présent est d’arriver à changer de trajectoire. Pour nous guider dans le choix de ces orientations, les recherches sur la biodiversité sont indispensables. Toutes dans leur ensemble. Depuis la paléontologie qui, en nous montrant la diversité des mondes passés, nous fait prendre conscience de la diversité des futurs possibles, à la psychologie environnementale qui étudie nos biais culturels face à ces enjeux. C’est pourquoi des établissements comme le Muséum sont extrêmement importants pour nourrir un vrai dialogue entre la recherche fondamentale et la médiation scientifique.
Interview réalisée en avril 2024. Remerciements à Philippe Grandcolas, Directeur-adjoint scientifique de l'Institut Écologie et Environnement du CNRS, directeur de recherche à l'Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité (UMR 7205).